Vous êtes maintenant sur le quai prêts à embarquer. Ce sont d'abord les soutes qui sont chargées avant votre venue sur le bateau.
A la douane, les préposés attendent de procéder au contrôle des bagages, derrière d’immenses tables en chêne et acier. Et au bureau de la « Police spéciale », les fonctionnaires sont prêts à vérifier les papiers des candidats à l’émigration. En général, tout est en règle ; les compagnies maritimes ont veillé elles-mêmes, et très scrupuleusement, à ce que leurs clients accomplissent les formalités préalables. Et pour cause : c’est à leurs frais qu’elles devront rapatrier ceux qui se verront refuser l’entrée aux Etats-Unis ! Et chacun sait que les services d’émigration d’Ellis Island, à New York, ne plaisantent pas. C’est pourquoi les compagnies, qui affrètent des trains spéciaux pour véhiculer leur clientèle d’émigrants jusqu’aux ports, s’occupent aussi de les héberger dans des hôtels spécialisés. A Cherbourg, l’hôtel Atlantique, ouvert en 1926, qui peut accueillir deux mille cinq cents personnes, appartient en copropriété à la Cunard, à la White Star et à la Red Star ; il est géré par un personnel français sous surveillance des services sanitaires américains. Pendant le séjour, après avoir satisfait à toutes sortes de contrôles médicaux et douaniers, les arrivants passent du « quartier des infectés » au « quartier des désinfectés »… La barbarie des mots laisse songeur… En tout cas, l’hébergement semble correct et propose une table suffisante et un lit convenable.
Ellis Island
Du côté des quais, le compte à rebours est lancé depuis plusieurs jours. Car l’embarquement des passagers n’est rien comparé à la succession des tâches qui précèdent toute traversée. L’arrivée des bateaux charbonniers, chargés à ras bord et peints en noir, annonce que l’on va commencer à embarquer le combustible. Des tonnes et des tonnes de combustible, c’est-à-dire tout ce qu’il faut pour assurer l’autonomie du navire jusqu’au prochain port, et encore autant « au cas où »… soit le double de la quantité nécessaire. Pour finir, et jusqu’à ce que l’on « chauffe » au mazout, ce sont des montagnes de charbon que l’on enfourne dans les soutes. C’est d’ailleurs la nécessité de loger ces volumes ahurissants qui a induit le gigantisme des paquebots. Le problème étant encore démultiplié par les records de vitesse qui, bien sûr, correspondent à des records de consommation : à 19 nœuds, La Touraine brûle 300 tonnes de charbon par jour ; à 22 nœuds, le Luciana en avale 600 ; à 25 nœuds, le Lusitania en dévore 1.250… Bref, le chargement du charbon prend beaucoup de temps, et mobilise un bataillon de porteurs engagés parmi le petit peuple des ports. Ils arrivent en multitudes, Annamites à Saigon, Chinois et Singapour, « nègres à demi nus » à Djibouti ; ou Portugaises à Lisbonne car, sur cette escale des lignes sud-atlantiques, ce sont les femmes qui attendent sur le quai l’accostage du navire, au milieu de leurs paniers d’osier remplis de houille. Leur charge en équilibre sur la tête, elles grimpent jusqu’aux sabords, y déversent le charbon, puis repartent aussi vite remplir leur panier. On imagine les va-et-vient incessants, la fatigue, la poussière noire qui colle à la peau. Le poussier de la houille est une calamité ; très fin il salit tout et s’insinue partout : sur les voyages au long cours, lorsqu’il s’agit de « faire du charbon » à l’escale, on prie les passagers de descendre avant de bâcher les ponts et de calfeutrer hermétiquement portes, fenêtres et hublots. L’arrivée du mazout, dans les années 1930 rend ces opérations plus humaines. Mais en ce qui concerne les quantités embarquées, il n’y a pas grand changement : en 1936, le Normandie consomme 30 tonnes de mazout à l’heure !
Puis vient le chargement des vivres. Colossal, naturellement ! Et très animé car, jusqu’aux années 1875, on embarque des « provisions vivantes », soit une vraie basse-cour et quelques vaches qui partagent l’entrepont avec les émigrants. Cette pratique résout en partie l’impossibilité de conserver à bord des denrées périssables… mais elle n’améliore pas vraiment les prestations culinaires. Même en sacrifiant régulièrement volailles ou ruminants, et en agrémentant les menus de salaisons, l’ordinaire est médiocre. Charles Dickens s’en plaint durant la traversée qu’il effectue, en 1842, sur l’élégant Britannia où il absorbe, à tous les repas, de la tête de porc, du jambon froid et du bœuf salé avec des pommes de terre bouillies ou rôties, au choix… Mais vers 1880 et grâce à l’électricité, les paquebots s’équipent de vraies galères. Ça change tout ! On peut alors embarquer la multitude de produits frais nécessaires à une restauration digne de ce nom. La liste en est prodigieuse et les compagnies en énumèrent méticuleusement le détail dans leurs brochures : le vertige des chiffres est une part du rêve. Au départ de la traversée transatlantique du 12 avril 1912, le France, pour ses « approvisionnements de table », engloutit dans ses soutes 9.000 livres de viande fraîche, soit 22 bœufs entiers, 13 moutons, 8 veaux, 4 porcs, 350 rognons, 270 langues de bœuf, 550 carrés de côtelettes, 400 gigots, 80 têtes de veau, 29.000 kilos de volailles, gibiers et charcuteries, dont 18 barils de foie gras. Plus 4.500 kilos de poisson, 40 kilos de crevettes, 250 homards ou langoustes, 600 douzaines d’huîtres « pour les gastronomes ». Suivent des quantités astronomiques de légumes, 16.000 kilos de farine, pour la boulangerie et la pâtisserie, des milliers d’œufs, de litres de lait et de livres de beurre, avec aussi des dragées, des fruits confits, des gâteaux secs « à profusion ». Sans parler de la cave qui ne compte pas moins de 60.000 flacons. A ces listes, il faudrait encore ajouter les piles de linge prévu pour les services de restauration et le service des cabines, soit un fabuleux trousseau, finement blanchi et repassé, d’innombrables nappes, serviettes, torchons, taies d’oreillers, draps de lit et de bain, etc.
Charles Dickens
Mais le chargement des soutes est loin d’être terminé. Restent à embarquer les innombrables sacs postaux et l’hétéroclite inventaire de ce qu’emportent les passagers – préalablement expédié par train ou camionnage. Cela va du landau aux bicyclettes, du phonographe aux appareils photographiques, des attelages aux voitures automobiles, des œuvres d’art aux chevaux de course, sans oublier – surtout sur les lignes de la P&O – des caisses et des caisses de champagne, breuvage « civilisé » entre tous sans lequel le gentleman anglais, même au fin fond de la jungle malaise, ne saurait vivre décemment. Car n’oublions pas que les passagers, toutes classes confondues, sont rarement des « touristes ». Et ceci vaut jusqu’aux années 1920, au moins. Comme les émigrants de l’entrepont, nombreux sont les voyageurs de première ou de seconde classe – industriels, militaires, missionnaires, fonctionnaires – qui partent s’installer loin de leur patrie. Avec souvent un projet de retour, mais pour un séjour dont la durée justifie cependant que l’on emporte avec soi un vrai déménagement.
Vous ne manquez de rien ?
Il est tout de même une chose qu’on ne mettra pas en soute, sauf exception : ce sont les bagages contenant les effets personnels. Les cartons à chapeau, malles, mallettes à chaussures et autres « steamer bags », sous lesquels disparaissent les chariots des porteurs, franchiront la coupée en même temps que leurs propriétaires. D’ailleurs ces bagages sont conçus à l’usage spécifique des paquebots : 100 cm de long et 30 cm d’épaisseur pour la malle-cabine qui se glisse très exactement sous une couchette. Les plus fortunés voyagent avec les derniers modèles de chez Goyard ou Vuitton, les célèbres malletiers parisiens, ou de chez Oshkosh, leur homologue américain. Dans ces belles malles de luxe en peuplier toilé, modèle « Wardrobe » avec tiroirs et penderie, on loge une garde-robe entière et c’est ce qu’il faut ! Car en première classe et, d’une certaine façon, en seconde également, on passera son temps à changer de toilette. Une tenue pour chaque occasion, c’est l’étiquette à bord. Et même les messieurs ne sauraient s’y dérober, alternant le complet sport et la casquette le matin, le veston croisé l’après-midi et, pour les premières classes, le smoking en soirée. Ajoutons que ceux qui partent vers l’Orient doivent aussi prévoir une panoplie de vêtements blancs et casques de liège qui constituent la tenue adéquate dès l’entrée dans la mer Rouge. Inutile de dire que ces usages vestimentaires entraînent forcément un excédent de bagages et, par ricochet, l’angoisse du garçon de cabine qui va devoir ranger tout ça.
Cette fois, l’embarquement des passagers est imminent. Le commissaire principal procède aux dernières vérifications. C’est l’homme de la situation, de toutes les situations. Secondé par un ou plusieurs sous-commissaires, c’est lui qui, sur le paquebot, dirige l’ensemble du bataillon hôtelier, des maîtres d’hôtel aux brigades de cuisine, des femmes de chambre aux garçons de cabine ou de pont ; lui qui, personnellement, veille au bien-être de la clientèle, écoute les doléances, résout les problèmes. Et des problèmes, il y en aura ! Mais c’est là qu’il excelle, et avec quel tact ! Le prestige et le talent de certains commissaires rejaillissent sur la compagnie tout entière : ainsi, la French Line s’enorgueillit de son extraordinaire Villar – commissaire sur La Lorraine, le Paris, l’Île-de-France et le Normandie. On dit que des habitués annulent leur réservation si Villar n’est pas de la traversée…
Et maintenant, nous vous souhaitons la bienvenue au sein du navire...
Auteure : Nina
Rédactrice chez Les Experts Croisières
Envie de partir en croisière ? Ne partez pas au hasard, offrez-vous la croisière qui vous ressemble et toujours au meilleur prix garanti.
DEVIS GRATUIT & SANS ENGAGEMENT AU 04 80 80 88 00