Vous l'attendiez... Bienvenue à bord ! Aujourd'hui est le grand jour.
Bagagistes, garçons de cabine, tout le personnel d’accueil au grand complet se poste sur le pont et, tandis que l’officier de coupée vérifie les cartes d’embarquement, un à un, les passagers montent à bord. Toutes les classes en même temps mais par des passerelles différentes. Ou bien tout le monde par la même passerelle, mais chaque classe à son tour. Embarquent les derniers ceux qui ont payé le prix fort, cette « ship society » qu’il va falloir choyer, tout particulièrement. Car si, sur le quai, les voyageurs se sont un instant côtoyés, ou du moins entraperçus, sans distinction de caste, c’est désormais terminé.
L’embarquement verrouille un cloisonnement social qui, à bord, va se révéler très strict. Mais pour l’heure, et avant qu’on ne s’installe dans les convenances et les attitudes, l’ambiance est un peu fiévreuse. Sur l’échelle de coupée, les porteurs qui redescendent les mains vides croisent ceux qui montent jusqu’au pont de première classe où s’amoncellent les malles ; les bagagistes prennent le relais, repérant les étiquettes qui indiquent le numéro de la cabine ou de l’appartement. Dans le même temps le chef steward, avec quelques mots de bienvenue, conduit les passagers dans les coursives, bien trop étroites pour la foule qui s’y rue : femmes de chambre qui passent en courant, porteurs de télégrammes, grooms aux bras chargés de bouquets ou de boîtes de chocolats, présents de ceux qui restent à ceux qui s’en vont. Visiteurs, famille ou amis ajoutent encore à cette bousculade, bien décidés à ne descendre à quai qu’à la dernière minute. On s’interpelle, on lance des ordres ici et là, tandis que l’orchestre de bord couvre le tumulte avec quelque chose de gai, quelque chose d’entraînant : sur la White Star Line, il est de tradition d’embarquer aux accents de la « White Star March ». Ailleurs, en moins chic mais plus exotique, ce sont des fanfares locales qui, au pied de la coupée, jouent un air traditionnel. : à Brindisi ou à Naples, « O sole moi » est l’hymne de départ et d’arrivée.
Déjà, le commissaire est accablé de réclamations ! Rien d’anormal, c’était prévu. On se plaint que la cabine est trop petite, qu’on ne peut y loger tous les bagages et qu’une malle a dû être placée dans la « cale de prévoyance », qui n’est accessible qu’à heures fixes. Voilà qui est contrariant et très malcommode ! Mais on se plaint aussi que la cabine est trop bruyante, trop chaude, trop froide, trop sombre… Le commissaire jure qu’on arrangera ça demain… Il sait, par expérience, qu’après une bonne nuit la plupart des mécontents s’estiment finalement bien logés. Les habitués, quant à eux, ne perdent pas de temps à ces vaines récriminations : ils réservent des places, un peu partout. Et d’abord ils retiennent leur table à la salle à manger : c’est, sur tous les paquebots et depuis toujours, une impérieuse priorité. Être « bien » placé, tant du point de vue du confort que des préséances, c’est capital ! Jules Verne s’inspirant, dans « Une île flottante », de sa traversée sur le Great Eastern en 1867, évoque ces passagers qui, ayant à peine mis le pied sur le pont du steam-ship, se précipitent dans les salles à manger pour marquer la place de leur couvert d’une carte ou d’un nom crayonné sur un papier. Dans les années 1930, ce sont les mêmes qui assaillent le maître d’hôtel, lequel, imperturbable, reprend sans cesse ses plans de table… Autre réservation pressante : celle d’une chaise de pont assortie de son plaid. On sera bien inspiré de glisser un billet au deckman qui toute de suite ira épingler votre carte de visite sur une des meilleures chaises longues ; en général, elles sont prises d’assaut. Après quoi, il n’y a plus rien d’urgent. On bavarde sur le port, par petits groupes, ceux qui restent et ceux qui partent. D’autres, dans leur cabine, défont leurs bagages. Au bar on trinque bruyamment et de jeunes élégantes réclament le commandant.
Le Great Eastern de 1867
Le commandant, l’homme le plus en vue et le plus demandé, grand ordonnateur des mondanités, est sur la passerelle. A quelques heures de l’appareillage, l’homme du monde cède la place au marin, bon manœuvrier et seul maître à bord. Le pilote vient de le rejoindre, c’est lui qui va l’assister tandis que l’énorme paquebot, tracté par des remorqueurs, sortira de la rade. L’homme de barre est là ; dans la chambre de veille, un lieutenant est penché sur les cartes ; tout est calme. A chaque point stratégique du navire, les officiers sont en place. Reste à passer les ordres, par téléphone ou tuyau acoustique, aux mécaniciens, aveugles, enfouis des dizaines de mètres plus bas, dans les soutes. Car il y a un autre navire sous celui des passagers, dangereux et fascinant, magnifique et redoutable. C’est celui qu’aiment à décrire les romanciers ; celui que préfèrent les journalistes qui, invités à bord, traquent le « sensationnel ». Lors de la traversée inaugurale du Normandie, l’envoyé spécial de « Paris-Soir », Blaise Cendrars, descend pour ses lecteurs à « plus de trente mètres de profondeur, sous le sundeck, dans les fonds où les bruits des jazzbands n’arrivent pas » et il assiste au « travail mystérieux des graisseurs, debout devant les yeux bleus, blancs, rouges des chaudières ». En 1924, à bord de l’André Lebon, c’est Roland Dorgelès qui s’aventure jusqu’au cœur du bateau, jusqu’au vertige : « Encore une porte ; on s’arrête, saisi… Un grand vide se creuse, comme l’église vue des orgues […] Je dominais subitement toute la coque, jusqu’au fond, et je n’étais plus qu’un grain, un atome, collé à la coupole de cette immense usine ». Et, tout au bout d’un escalier à pic, il découvre les chaufferies, 68° C, des foyers qui vous aveuglent de leur brasier, et les chauffeurs qui, à chaque portillon qu’ils ouvrent, reçoivent en plein visage « comme une pelletée rougeoyante ». L’enfer des soutes et le paradis des premières classes, qui n’existeraient pas l’un sans l’autre, qui ne se rencontreront jamais et qui même s’ignorent… c’est le formidable tour de passe-passe de ces cités flottantes.
Quelque chose vient de frémir dans les entrailles du bateau et les passagers l’ont senti. C’est le moment que choisissent les stars pour embarquer, à la toute dernière minute. Sur le mode tapageur, comme Joséphine Baker qui, par autorisation spéciale de la French Line, amène sa Bugatti jusque sur le quai et rejoint sa suite de luxe accompagnée de sa femme de chambre, de ses chiens, de son chat et de ses soixante malles et valises… Sur le mode touchant, comme Charlie Chaplin au départ de Yokohama : c’est Cocteau, depuis le pont du Coolidge, qui raconte. Tout le monde, les mouchoirs s’agitent depuis un bon moment, les serpentins qui relient le navire à l’embarcadère commencent à se rompre, « les sirènes graves lancent leur appel […]. Six heures. A gauche une petite automobile ouvre une petite foule. On voit descendre un petit Charlie Chaplin et une petite Paulette Godard ». Son feutre « mis à la Napoléon, une main dans son gilet, une autre dans le dos », Chaplin s’en tire avec une pirouette, escaladant la passerelle au moment où déjà le navire s’éloigne du quai. Quant à la passagère très spéciale qui embarque sur le France le 14 décembre 1962, elle arrive dans une vulgaire camionnette et complètement incognito. C’est la Joconde, jeune première de 500 ans qu’André Malraux envoie à New York pour amadouer les Américains, en pleine période de tension diplomatique. Elle voyagera dans le luxueux appartement « Artois », avec ses six gardes du corps. L’un deux révèle à la presse qu’ils ont ordre de la jeter à la mer en cas d’incendie ou de naufrage : le container est insubmersible, il flottera. Mais le gardien, qui a bien lu son droit maritime, ajoute qu’il sautera avec la belle et qu’il s’y accrochera, désespérément. Une épave de 50 milliards de francs, ça ne s’abandonne pas comme ça…
Mais qui parle de naufrage au moment du départ ! A présent, les machines se mettent à ronfler, tout le navire tremble, confusément. La sirène mugit, les garçons de cabine et les grooms parcourent vivement les coursives en agitant leur cloche : il est temps pour les visiteurs de quitter le navire. La rumeur souterraine qui monte du fond du bateau devient, d’un cran, plus précise. Pour les derniers adieux, on repart vers la coupée où, bientôt, l’échelle est relevée. En bas la foule s’épaissit, en haut on se bouscule au bastingage, on essaie encore de crier deux ou trois choses. Mais on ne s’entend plus, la sirène retentit à nouveau, on lève l’ancre. C’est fini. Ceux qui, trop émus, sont restés dans les cabines, comprennent qu’on est parti à cette grande clameur qui soudain monte du quai.
Au Havre, le 29 mai 1935, tous les bâtiments du port et même les locomotives de la gare maritime actionnent dans un formidable concert, leurs sifflets et sirènes pour saluer le Normandie qui vient juste d’appareiller : c’est sa première traversée. A Marseille, sur l’Armand Béhic, Joseph Tremble regarde Notre-Dame de la Garde s’éloigner. Un an loin de la France, c’est long… Mais à son âge, le goût de l’aventure prend vite le pas sur le chagrin. La mer est lisse, le temps est délicieux. Pourtant le deckman prévient tout le monde avec un air entendu : « Quand on va sortir de la rade, on le sentira passer ! »
Marseille surplombée par Notre-Dame de la Garde
Et c'est parti pour l'aventure...
Auteure : Nina
Rédactrice chez Les Experts Croisières
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